Bilan de l’année d’enseignement de Philosophie
en Lycée Professionnel
Pour l’année 2006-07
Au LP Vauvenargues d’Aix-en-Provence
Par Philippe Solal
1. IntroductionPour la cinquième année consécutive j’ai animé au LP Vauvenargues un enseignement de philosophie, dans la grande salle du CDI de cet établissement, à raison de 2h par semaine et d’une heure par classe. C’est Madame Faivre, la documentaliste, qui s’est chargée, tout au long de l’année, de fixer le planning de mes interventions, en fonction de la demande des professeurs qui souhaitaient faire venir leur classe au CDI. La politique suivie a été la suivante :
favoriser l’interdisciplinarité en demandant aux collègues de proposer des thèmes de réflexion en rapport avec ceux vus en cours dans leur propre discipline (travail de réélaboration critique).
Favoriser le suivi des séances en programmant au minimum trois séances par classe.
ne pas restreindre cet enseignement aux seules classes de terminales BAC pro, mais accepter toutes les autres filières : élèves de BEP, de CAP, de seconde et première BAC pro.
Le nombre d’élèves n’a jamais excédé 15, soit parce qu’il s’agissait de l’effectif total de la classe, soit parce que la classe était dédoublée. Dans le cas de classes aux effectifs de 30, le professeur de discipline prenait un groupe, auquel il faisait cours dans sa classe, et je prenais en charge l’autre groupe, au CDI, et l’on inversait la fois suivante les groupes.
A l’issue de cette année d’enseignement, il apparaît que les professeurs qui ont le plus souvent sollicité ces « débats-philo » (appellation préférable et moins équivoque que celle adoptée l’an dernier de « café-philo ») ont été, dans l’ordre décroissant :
les professeurs de français- histoire&géographie
les professeurs d’anglais
les professeurs d’arts plastiques
et de manière très ponctuelle, les professeurs de disciplines scientifiques (mathématiques), mais jamais d’enseignant de discipline professionnelle.
2. Les règles des interventionsLes règles étaient les mêmes que celles des années précédentes : le thème ayant été choisi, j’ouvrais un questionnement à partir d’un certain nombre de définitions de départ et les élèves devaient intervenir en demandant la parole et en réponse aux questions qui ouvraient le débat.
Toutefois cette année, en raison du caractère bien plus hétérogène des classes que j’ai eues devant moi, il a fallu adapter le niveau d’élaboration du discours et le mode d’approche des thèmes abordés. Avec les classes a priori les plus faibles, j’ai parfois commencé en me servant d’un support image tiré d’un manuel scolaire de philosophie (image d’une œuvre d’art, d’une affiche publicitaire etc.).
3. Les thèmes des interventionsLe projet de traiter des thèmes directement liés à ceux vus dans le cours du professeur qui les amenait, a pu être respecté dans une moyenne que j’évalue à 50%. Il s’est agi en particulier des séquences suivantes :
La classe de terminale BMA a vu et traité en Français du thème de la séduction (à travers le personnage et la pièce de Dom Juan). Il m’a été demandé d’évoquer ce thème en philosophie, ce qui a donné lieu à un débat sur les illusions que génère la séduction, non seulement dans le domaine amoureux mais aussi politique. A partir de concepts empruntés à ceux de Schopenhauer et de Freud, sur le caractère hypnotique de la séduction, les élèves ont réfléchi sur ce pouvoir particulier que confère la séduction et sur la notion de charisme.
Une classe de menuiserie, chargée de faire un travail sur le design en arts plastique, a traité avec moi la question du beau et de l’utile. En reprenant la distinction élaborée par Kant entre « beauté adhérente » et « beauté libre », nous avons réfléchi sur la valeur de ce qu’on appelle aujourd’hui le design, et sur l’opposition traditionnelle de l’artiste et de l’artisan. Comme l’an dernier, les ressources iconographiques du CDI ont été largement mises à contribution en « temps réel », puisque Madame la documentaliste allait chercher une reproduction des œuvres d’art que je citais, dans des ouvrages d’histoire de l’art, et les montrait aussitôt aux élèves.
Une classe de terminale Bac pro ayant fait un travail sur le racisme, en Français, à l’occasion de la journée commémorant l’abolition de l’esclavage, s’est vue proposée la réflexion suivante : « pourquoi faut-il respecter autrui » ?
D’une manière générale, et davantage que les années précédentes, ce sont les thèmes moraux et juridiques qui ont été le plus souvent traités cette année. Ce choix provenait soit d’une demande du professeur dont j’empruntais la classe, soit de moi-même, ayant constaté l’intérêt que les élèves portaient à ces questions. Les thèmes abordés, sur ce plan là ont été les suivants :
La question de la relativité des règles de droit et des critères du juste et de l’injuste, à partir de la citation de Pascal « Plaisante justice qu’une rivière borne ! ».
La problématique de « l’anneau de Gygès », développée par Platon dans La république : ne respectons-nous les lois que par peur du châtiment ?
Les lois peuvent-elles vraiment incarner la volonté générale ? question initiée à partir des analyses du Contrat social de Rousseau.
Toutefois il faut signaler que lorsque j’ai proposé spontanément des thèmes de réflexion aux élèves, sans imposer ou orienter un choix, ceux qui revenaient le plus souvent étaient :
la mort, le suicide
la religion
4. Remarques concernant le déroulement des interventionsLa présence de plusieurs adultes (la documentaliste, le professeur de discipline, et moi-même), le nombre restreint d’élèves, le lieu (CDI) ont participé d’un fort encadrement de ces débats. Il n’y a pas eu vraiment de problème de discipline, sauf parfois lors de la première séance où certains élèves ne prenaient pas au sérieux le travail qu’on leur demandait d’accomplir et se manifestaient par des bavardages intempestifs. Cette attitude cessait en général lors de la deuxième séance.
Pour la première fois, des intervenants extérieurs sont venus apporter leur contribution à ces débats. Un des moments forts de cette année a été la venue, en mars, de M. Raydon, auteur d’un ouvrage sur le Mythe de Midas. Après qu’il eût rappelé le contenu de ce mythe, nous nous sommes, en sa présence, interrogés sur le sens des mythes par rapport à une explication rationnelle. Nous en avons conclu que le mythe a toujours plus de sens qu’un conte ou qu’une fable, et qu’il ne se laisse pas enfermer dans une seule interprétation. Ce point a été particulièrement sensible pour le cas du mythe du roi Midas.
5. ConclusionCe qui m’est apparu, au fil de mes années d’expérience, concerne le fait que les élèves de lycée professionnel, et en premier lieu ceux de terminale bac pro, n’ont pas à être privés de cet enseignement qui est dispensé à toutes les autres filières, générales et technologiques, conduisant au baccalauréat.
L’appréhension de nombreux collègues de philosophie, celle de se retrouver face à un public hostile, et d’avoir à surmonter les mêmes difficultés que celles qui marquèrent l’instauration de la philosophie en séries technologiques, peut être désamorcée, me semble-t-il, si l’on offre à ces collègues et aux élèves un cadre différent d’enseignement.
En insistant sur l’interdisciplinarité, la réélaboration critique et philosophique des contenus vus dans les autres disciplines, et ce en présence même des professeurs de ces disciplines, en misant sur l’utilisation des ressources et du cadre du CDI, en insistant sur la prééminence de la parole sur l’écrit, on offre en effet des conditions d’enseignement susceptibles à mon sens de désamorcer la « peur » respective des professeurs de philosophie et des élèves de LP.
J’ai constaté que beaucoup d’élèves que j’ai eu en face de moi, au LP, se plaignaient d’un rapport douloureux à l’écrit, parfois liés à des problèmes de dyslexie qui les avaient écartés des filières générales. Il me semble qu’on peut initier à la réflexion philosophique ces élèves sans passer nécessairement par l’exercice écrit de la dissertation, qui est comme une barrière qu’on placerait entre eux et l’enseignement de la philosophie. Le débat, la discussion, la prise de parole accordée à des élèves qui ont souvent le sentiment qu’on ne « les entend pas », est un moyen pédagogique qui peut être fructueux et qui en brèche l’idée selon laquelle un élève qui n’écrit pas ne garde rien de ce qu’il entend ou exprime en cours. Combien de fois des élèves que j’avais eus les années précédentes sont venus me trouver, au LP, pour me dire que tel débat de l’année précédente les avaient marqués et qu’ils se souvenaient très bien de ce qui avait été dit sur tel ou tel thème, assez pour y avoir réfléchi souvent.
L’enseignement de la philosophie en LP peut se révéler une expérience décisive pour des élèves, qui plus que tout autres, ont besoin de repères, et parfois de valeurs. La maturité qui est souvent la leur, ils la doivent souvent à des conditions d’existence difficiles, ou à leur appartenance à des catégories sociales très défavorisées. Cette maturité les rend particulièrement sensibles aux thèmes que la réflexion philosophique peut engager, sensibilité qui s’exprime de manière directe et concrète, voire verbalement violente. La philosophie peut les aider à substituer à leurs affects des mots et des concepts, et à discipliner par la pensée, leur vécu, leur préjugé et la violence dont ils sont eux-mêmes victimes, y compris dans le cadre scolaire.