Alors qu’il préparait sa succession, on vint avertir Midas d’une menace grandissante. Elle
venait des terres brumeuses du nord. Sortant des brouillards de glace, de farouches guerriers se jetaient sur les opulentes terres d’Anatolie telle une meute de loups affamés par un hiver trop long fondant sur un dodu petit chaperon rouge égaré.
Ils étaient appelés Cimmériens et on prétendait qu’ils naissaient les armes à la main. Vêtus de peaux de bête et le corps peint du sang de leurs ennemis, ils se hissaient dès leur plus jeune âge sur de redoutables coursiers aussi sauvages qu’eux et n’en descendaient plus jusqu’au jour de leur mort, bien évidemment brutale, à l’image de leur vie. Entre ces deux étapes, ils occupaient leur existence à écumer sans répit le monde en de sinistres chevauchées et à commettre d’effroyables massacres dont le récit reléguait les démons de la nuit au rang de timides vestales. Midas avait su jusqu’alors préserver son
royaume de la guerre. Son nom était respecté de tous et les royaumes alentour continuaient à préférer conclure des traités de paix et d’alliance avec son pays. Bien sûr cela était provisoire. Certains voisins prenaient de l’importance avec les années. Les rois de Ninive à l’est, ceux de Sardes à l’ouest devenaient puissants et avides. Ils
croyaient encore dur comme fer que, si l’argent ne faisait pas le bonheur, l’or pouvait y arriver. Il était dans l’ordre des choses que la Phrygie passât
dans leurs mains, mais cela n’inquiétait pas Midas car il avait conscience que la Phrygie et ses habitants survivraient au sein d’autres Etats plus vastes. L’âme des peuples ne meurt jamais de ces occupations-là. La menace cimmérienne était autre. Ces assassins nordiques ne venaient pas pour conquérir et assimiler, ils étaient des
destructeurs et des pillards sans calcul. De leur passage, il ne restait jamais que des cendres. Jour après jour, les Cimmériens se
rapprochaient à la vitesse de l’ombre qui s’étend
lorsque le soleil plonge dans la mer. Midas venait
méditer dans le temple de Zeus où il avait
consacré le char de son père. Le char était célèbre
pour son joug que Gordion avait tressé dans une
branche de cornouiller. Le noeud en était
inextricable et une antique légende prétendait que
celui qui parviendrait à le défaire régnerait sur
l’Asie entière. Les doigts de Midas le dénouaient
et le renouaient machinalement en réfléchissant,
avec l’agilité d’un Ulysse tendant la corde de son
arc. Il savait qu’un jeune garçon malicieux et
blond comme le blé viendrait dans quelques
siècles trancher le problème. Mais le futur proche
semblait ne rien comporter au sujet d’ours
cimmériens mettant la patte sur la clé de l’Asie.
C’était comme s’ils s’évanouissaient en pénétrant
en Phrygie. Ils n’avaient pourtant rien de
fantômes. Ses yeux fermés revoyaient les fumées
noires observées le matin même au-dessus des
franges septentrionales du royaume. Au milieu
des fumées, Midas reconnaissait une silhouette
ancienne, celle du jeune homme qu’il avait été
jadis. A croire que son passé le rattrapait soudain
et venait solder ses dettes.
Il n’était pas dans la mentalité de ces
rugueux hyperboréens de négocier. Aucun
messager ne voulait plus aller à leur rencontre
depuis que les trois derniers n’en étaient pas
revenus. Les alliés ne viendraient pas prêter main
forte, ils étaient bien trop occupés à barricader
leurs maisons dans l’attente du cyclone
cimmérien. Aucun centaure à espérer en secours,
depuis qu’Héraclès les avait occis, les bons
comme les mauvais, après que l’un d’entre eux lui
eut malencontreusement marché sur le pied.
Aucun Géant ni Titan à qui demander de l’aide, à
moins bien sûr d’aller chercher les rares
survivants au fond des abîmes du Tartare et de
provoquer un cataclysme cosmique. Et le temps
héroïque d’Achille et autres vaillants au corps
huilé n’était plus. Seuls les rangs musclés des
Cimmériens semblaient contenir encore des
individus de ce calibre. Les oreilles de Midas
avaient entendu raconter les sagas de certains de
ces guerriers aux mâchoires carrées et à l’accent
tyrolien fort prononcé. Bien sûr, Midas aurait pu
sonner avec sa cornemuse quelques interminables
chants traditionnels brittoniques qui, à coup sûr,
parviendraient à l’éclatement des tympans et des
têtes des Cimmériens, mais la barbarie elle-même
avait ses limites. Les doigts serrés sur le noeud
gordien, Midas se demandait ce qu’il pouvait bien
faire.
Les sujets s’étaient rassemblés dans
l’enceinte de la capitale depuis plusieurs jours à
l’appel des cornes d’auroch. La peur se lisait sur
les visages. Midas souriait et rassurait chacun.
« Les murs sont imprenables mes amis, ce sont les
cyclopes eux-mêmes qui les ont édifiés. Aucun
humain ne pourra jamais déplacer ces pierres !
Tout ira bien ! » A l’aube du dixième jour, Midas
fit ouvrir les grandes portes de la cité endormie et
sortit seul dans la plaine. Comme un navire
quittant le port pour un dernier voyage, Midas
partit en direction du nuage de poussière qui
annonçait l’arrivée des cavaliers. Son vieux coeur
battait lentement et rythmait son pas. Il devinait
que ces chasseurs ne partiraient pas sans emporter
un glorieux trophée et il voulait éviter aux siens la
souffrance d’un siège trop long. Midas se retourna
une dernière fois pour fixer dans sa mémoire la
vision de ce qui avait été sa vie. Et il vit qu’il
n’était pas seul. Hommes, femmes et enfants
avaient franchi les murs et s’avançaient à sa suite,
aussi nus et sans défense qu’un troupeau de
blanches brebis devant le couteau du prêtre à
l’heure du sacrifice. Devant eux marchaient la
reine et son fils. Ils avaient tous choisi
d’accompagner et de mourir avec leur roi. L’or
invisible remplissait à nouveau l’atmosphère. Les
guerriers cimmériens arrivaient par milliers au
galop, visières de casques baissées et épées
tournoyantes. Lorsqu’ils furent à une dizaine de
mètres, Midas leva la main et prononça une seule
parole. Les chevaux freinèrent des quatre pattes,
éjectant les valeureux guerriers qui s’entassèrent
au pied du roi phrygien. Un rien hébété par la
chute et le prodige, celui qui semblait leur chef,
plus grand, plus sale et plus préhistorique que les
autres, sortit du tas de gisants en lançant un oeil
noir à sa monture. Elle ne perdait rien pour
attendre. Il ramassa sa double hache et s’avança
vers Midas. Il le fixa longuement du haut de ses
deux mètres cinquante, puis l’attrapa par les
oreilles et le souleva comme un lapin. Et quand il
l’eut à hauteur de sa tête, il lui dit : « C’est donc
toi le plus fortuné des mortels ?! Quelle triste
condition ! Dire que j'enviais ton sort ! Toi qui
transformes tout en or ! C’est plutôt l’or qui
semble t’avoir tout transformé ! Regardez mes
frères ! Nous avons trouvé plus primitifs que
nous ! Un mulet régnant sur des ânes et parlant à
nos chevaux ! » Il partit d’un rire rauque et
superbe. Ses compagnons le suivirent, braillant
mille diables. Et Midas rit avec eux.
On raconte que les Cimmériens ne
voulurent pas aller plus avant, qu’ils renoncèrent à
l’or du monde, lui préférant leurs vieilles épées de
fer et qu’ils rentrèrent chez eux. On raconte tant
de choses...
Postface
[b]
Il en va pour le conteur qui s’intéresse aux aventures du roi Midas comme pour le berger
étendu dans le pâturage qui tente de compter les étoiles accrochées au firmament. L’histoire de ce monarque est trop vaste pour qu’un jour quelqu’un prétende en
épuiser le sens. Notre désir, en portant un regard décalé sur sa légende, est de permettre la redécouverte et la célébration d’un compagnon
fidèle de nos vies.
Le nom de Midas nous est familier, mais
peu se souviennent qu’avant le personnage
mythique, il y eut un roi de chair et de sang. Il
vécut en Asie mineure à l’extrême fin du VIIIème
siècle avant notre ère. Son pouvoir fut plus doux à
son peuple qu’un mélange de miel et de sucre. Ce
monarque phrygien inspirait chez ses voisins
grecs le respect pour sa grande sagesse et
l’admiration pour sa fantastique richesse, tandis
qu’il était craint des puissants Assyriens. Deux
événements marquèrent le cours de son règne,
l’exploitation de gisements d’or et les invasions
cimmériennes. L’un lui fut profitable, l’autre non.
Enfin, lorsque ce roi magnifique quitta ce monde,
on plaça sur son tombeau une vierge de bronze
chargée de le pleurer pour l’éternité. La statue a
disparu et avec elle, son chagrin infini. Il n’était
pas dit que Midas passerait à la postérité en
abandonnant la bonté souriante qu’il émanait de
son vivant.
Les épisodes conservés de sa légende le
présentent d’ailleurs sous un jour des plus
plaisants. Ces princes de l’écriture que furent
Hérodote, Ovide ou Plutarque, pour ne citer
qu’eux, dépeignent un roi grotesque constamment
en train de ridiculiser le sceptre qu’il détient.
Entre autres prouesses mémorables, Midas a
demandé à Dionysos le pouvoir de transformer les
choses en or et s’en est mordu les doigts. Et il a
reçu de la part d’Apollon une coiffe d’âne pour
avoir préféré le vulgaire son du pipeau d’un satyre
aux mélodies enchantées de sa lyre. Ces gaffes
n’étaient pas dépourvues de valeur pédagogique
pour l’auditoire d’alors. Midas, comme le roi
Crésus de Lydie à sa suite, apprend grâce à elles
que l’argent ne fait pas le bonheur. Et il confirme,
après le devin Tirésias et le beau Pâris, qu’il n’a
jamais été bon pour l’homme d’être pris pour juge
par les divinités. Si Midas nous fascine encore aujourd’hui et
continue de nourrir nos vies, ce n’est pas parce
qu’il fut le héros malheureux de certaines leçons
de morale antique, ni même parce qu’il se révèle
si subversif à l’égard de son propre pouvoir,
encore que... Il nous parle surtout parce qu’il est
un frère. Car l’identité de Midas, à travers sa
fonction de roi universel, exprime celle de l’être
humain proprement dit. En effet, par les positions
que lui assignent les textes antiques, Midas se
situe au carrefour de toutes les directions du
destin humain. Il est reconnu d’un côté roi de la
ville et de la civilisation et de l’autre, il exerce
également son autorité au milieu des forêts et des
montagnes. On assiste à ses hésitations entre l’or
et le dépouillement. Midas semble avoir la dualité
dans le sang, ce que nous confirme encore le fait
qu’on le retrouve placé entre le faune Marsyas et
Apollon et, qu’à la manière du balancier d’une
pendule, il oscille constamment entre l’ombre et
la lumière, entre la plus élémentaire expression de
la vie et la plus céleste. Il paraît donc difficile de
ne pas se reconnaître une certaine parenté avec ce
Midas expérimentant le monde et incarnant tour à
tour les possibles de l’être humain.
L’exemple édifiant de ce roi fait homme
nous apporte rire et questionnement. Le rire, tout
d’abord, repose sur les résultats catastrophiques
que Midas obtient lorsque la vie lui laisse quelque
latitude pour présider à sa destinée. Car Midas est
le personnage qui se trompe à chaque moment où
des choix surgissent devant lui. Il s’enfonce, chute
de bonne foi en laissant ses désirs présider à ses
raisonnements. Il ne trouve jamais la bonne
réponse et sublime cette capacité viscérale à la
faute chez le genre humain. Il est le roi pêcheur
par excellence. Il célèbre l’erreur et l’érige droit
fondamental de l’humanité, comme s’il allait de
soi pour un être pétri dans l’argile de marcher
dans la boue. Il rend légers nos pas embourbés en
associant à ses égarements tragiques une
promesse de repentance et de rédemption. Ses
transformations physiques incessantes au cours
des épisodes nous montrent ces états multiples
que traverse l’homme, en même temps qu’elles
soulignent l’impermanence de toute chose. Midas
porte en lui le destin assumé et dédramatisé du
genre humain et nous invite en sa personne à rire
de nous-même.
Midas nous interroge car il offre sur les
choses une vision inhabituelle qui n’obéit pas au
bon sens commun. Pareil à un saumon, il va à
contre-courant et renverse les valeurs établies, que
ce soit celle de l’or ou de la musique. Sa vision du
monde ne relève pas de l’ordinaire. On pourrait
charger le dos de la mule et mettre cela sur le
compte de la stupidité du personnage. Mais
l’affaire n’est pas si simple. D’une part, l’image
du secret caché au fond du puits est parmi les plus
édifiantes de son mythe et nous invite à une
lecture en profondeur. D’autre part, la
personnalité de Midas dépasse de loin sa seule
dimension comique. Il y a aussi en lui un
caractère mystique. Les textes antiques grecs et
latins tout autant qu'ils le raillent, insistent sur sa
parenté divine avec la Mère des Mères Cybèle et
le décrivent comme un proche des dieux, tels
Dionysos, Apollon, Silène le silène, Marsyas le
satyre, ou encore Pan, qui le comblent de présents.
On le prétend initié aux mystères bachiques et
orphiques, ce qui n’est pas rien non plus. Et le fait
qu’il soit pris à partie pour juger un litige musical
entre divinités, atteste qu’il est capable d’entendre
les accents des instruments d’Apollon et de
Marsyas ! Ce mortel est assurément plus qu’un
homme ! Nous le voyons, celui que nous prenions
de prime abord pour un crétin à l’esprit étroit est
peut-être celui qui se joue de nous et de notre
prétention à saisir la vérité sur la base de notre
mental aux normes relatives et subjectives ! Il se
pourrait bien qu’il voie, lui, une réalité qui nous
échappe et nous dépasse. Le tour de force de ce
roi de carnaval est de faire tomber les masques.
Le plus bel hommage rendu à Midas et à sa
sagesse vient sans doute de Djalâl al-Dîn Rûmî, ce
grand soufi à l’origine de la confrérie des
derviches tourneurs. Cet Anatolien d’origine
afghane du XIIIème siècle a repris dans ses écrits
l’histoire de Midas en faisant tenir le rôle
principal au prophète Mahomet en personne.
Celui-ci y proclame que les mélodies de la flûte
en roseau révèlent sans paroles et sans langues les
mystères du Très-Haut. Et il admet que seul le pur
peut en jouir, car la foi tout entière est plaisir et
passion. Rûmî a rendu justice à Midas tout autant
qu’il revendique sa part d’héritage dans la
musique mystique musulmane. Et il est vrai que,
dans l’épisode du combat entre Apollon et
Marsyas, l’extase des écorchés de la vie au son de
la musique plaintive de la flûte, ou encore la mise
à nu des âmes par la lumière céleste, sont des
scènes narratives qui contiennent en germe de
grands thèmes de la confrérie de Konya. Dans
cette voie, le caractère dégradant de la
métamorphose faunesque de Midas serait peut-
être à reconsidérer.
Midas, cet être alchimique à la recherche de
l’or pur de la vie, lui qui fut Gilgamesh et Enkidu
réunis, ouvre par sa personnalité complexe sur
une de ces énigmes insolubles, du type de l’oeuf et
de la poule, qui perturbent même les intelligences
les plus aiguisées. Si ces énigmes nous tuent d’un
côté, elles nous mettent au monde de l’autre.
Retenons l’exemple de Zeus lui-même qui, après
avoir souffert ichôr et ambroisie à essayer d’en
résoudre une, finit par se casser la tête au sens
premier du terme : et comme nous le savons, c’est
l’esprit éclatant et transfiguré, en la personne
d’Athéna casquée et cuirassée, qui en sortit !
Un grand sage parmi les sages, Abdul
Hasan Kharaqânî, a un jour résumé ainsi son
expérience spirituelle : « j’ai rencontré Dieu en
fréquentant les ânes. » Que la compagnie de
Midas et de ses remuantes oreilles nous soit tout
autant profitable et réjouisse nos coeurs sur le
chemin de nos vies.